La maison de Claudine – Le rire – de Colette – Texte lu au crématorium

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La maison de Claudine – Le rire

Texte lu en l’hommage de l’esprit d’Eva (mais aussi pour ceux qui restent) au crématorium par Claudine A.

Elle riait volontiers, d’un rire jeune et aigu qui mouillait ses yeux de larmes, et qu’elle se reprochait après comme un manquement à la dignité d’une mère chargée de quatre enfants et de soucis d’argent . Elle maîtrisait les cascades de son rire, se gourmandait sévèrement « Allons! Voyons ! …  » puis cédait à une rechute de rire qui faisait trembler son pince-nez.
Nous nous montrions jaloux de déchaîner son rire…
Muette, ma mère ressemblait à toutes les mères épouvantées devant la pauvreté et la mort. Mais la parole rallumait sur son visage une jeunesse invincible. Elle put maigrir de chagrin et ne parla jamais tristement. Elle échappait, comme d’un bond, à une rêverie tragique, en s’écriant, l’aiguille à tricot dardée vers son mari :
Oui ? Eh bien, essaie de mourir avant moi, et tu verras !
Je l’essaierai, ma chère âme, répondait-il…

Il essaya, réussit du premier coup. Il mourut dans sa soixante-quatorzième année…

Il eut les plus belles funérailles dans un cimetière villageois, un cercueil de bois jaune, nu sous une vieille tunique percée de blessures, sa tunique de capitaine au 1er zouave, et ma mère l’accompagna sans chanceler au bord de la tombe, toute petite et résolue sous ses voiles, et murmurant tout bas, pour lui seul, des paroles d’amour.
Nous la ramenâmes à la maison, où elle s’emporta contre son deuil neuf, son crêpe encombrant qu’elle accrochait à toutes les clefs de tiroirs et de portes, sa robe de cachemire qui l’étouffait.
Elle se reposa dans le salon, près du grand fauteuil vert où mon père ne s’assoirait plus et que le chien déjà envahissait avec délices. Elle était fiévreuse, rouge de teint, et disait, sans pleurs :
 » ah! Quelle chaleur ! Dieu , que ce noir tient chaud ! Tu ne crois pas que maintenant je puis remettre ma robe de satinette bleue ?
mais …
Quoi ? C’est à cause de mon deuil ? J’ai horreur de ce noir ! D’abord c’est triste. Pourquoi veux-tu que j’offre, à ceux que je rencontre, un spectacle triste et déplaisant ? Quel rapport y a-t-il entre ce cachemire, ce crêpe et mes propres sentiments ? Que je ne te vois jamais porter mon deuil ! Tu sais très bien que je n’aime pour toi que le rose, et certains bleus …
Elle se leva brusquement, fit quelques pas vers une chambre vide et s’arrêta :
Ah ! C’est vrai …
Elle revint s’asseoir, avouant , d’un geste humble et simple, qu’elle venait, pour la première fois de la journée, d’oublier qu’il était mort.
Veux-tu que je te donne à boire, maman ? Tu ne voudrais pas te coucher ?
Eh non ! Pourquoi ? Je ne suis pas malade !
Elle se rassit, et commença d’apprendre la patience …

Un petit chat entra, circonspect et naïf, un ordinaire et irrésistible chaton de quatre à cinq mois. Il se jouait à lui-même une comédie majestueuse, mesurait son pas et portait la queue en cierge, à l’imitation des seigneurs matous. Mais un saut périlleux en avant, que rien n’annonçait, le jeta séant par dessus tête à nos pieds, où il prit peur de sa propre extravagance, se roula en turban, se mit debout sur ses pattes de derrière, dansa de biais, enfla le dos, se changea en toupie…
Regarde-le, regarde-le, Minet-chéri ! Mon Dieu, qu’il est drôle !

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Et elle riait, ma mère en deuil, elle riait de son rire aigu de jeune fille, et frappait dans ses mains devant le petit chat… Le souvenir fulgurant tarit cette cascade brillante, sécha dans les yeux de ma mère les larmes de rire. Pourtant, elle ne s’excusa pas d’avoir ri, ni ce jour-là, ni ceux qui suivirent, car elle nous fit cette grâce, ayant perdu celui qu’elle aimait d’amour, de demeurer parmi nous toute pareille à elle-même, acceptant sa douleur ainsi qu’elle eût accepté l’avènement d’une saison lugubre et longue, mais recevant de toutes parts la bénédiction passagère de la joie, elle vécut balayée d’ombre et de lumière, courbée sous des tourmentes, résignée, changeante et généreuse, parée d’enfants, de fleurs et d’animaux comme un domaine nourricier.

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